17
Comme il l’avait annoncé à Anabel, Monsieur Jacob fut de retour à Nogent une semaine exactement après son départ pour le Qatar. Un taxi les amena, lui et Maxime, jusqu’au portail de la villa, un soir, peu avant vingt heures. Il avait plu toute la journée, une pluie fine, glacée. Anabel dînait avec Tom. Monsieur Jacob pénétra dans le vaste séjour de la villa, pâlit en découvrant la présence de son frère et se précipita vers lui pour le prendre dans ses bras. Les deux hommes s’étreignirent longuement, sans échanger un seul mot. Le feu flamboyait dans la cheminée ; ils s’en rapprochèrent, restèrent encore quelques instants côte à côte, à s’imprégner de sa chaleur, à savourer le silence ponctué par les craquements de la bûche qui se consumait. Ce fut Monsieur Jacob qui prononça les premières paroles.
Anabel, qui n’avait pas quitté sa chaise, se tenait tout près d’eux. Elle ne comprit strictement rien de ce qu’ils se dirent. Ils parlaient dans une langue qui lui était totalement inconnue, qui ne ressemblait à nulle autre, et qui pourtant résonnait de sonorités familières. Absorbés par leur conversation, ils ne prêtèrent d’abord aucune attention à elle. Tom s’exprimait avec volubilité, tandis que Monsieur Jacob écoutait, la tête penchée de côté, attentif. Maxime s’était réfugié dans la cuisine pour se confectionner un sandwich, puis, avec sa discrétion coutumière, il monta rejoindre sa chambre, sans faire le moindre bruit. Anabel se leva enfin.
Le regard des deux hommes convergea dans sa direction. Elle ne voulait nullement troubler la scène de leurs retrouvailles et les rassura d’un geste de la main, avant de s’éloigner vers l’autre extrémité de la pièce. Elle s’installa dans un des canapés, coiffa le casque hi-fi relié à la chaîne, enclencha un CD sur la platine et ferma les yeux pour mieux savourer la musique. Vingt minutes plus tard, Tom vint s’asseoir auprès d’elle et lui prit la main. Elle se défit du casque et posa la tête contre son épaule. Monsieur Jacob n’avait pas quitté sa place devant le feu, pensif.
– Pardonne-moi, murmura Tom, nous avions beaucoup de choses à nous dire.
Anabel avait compris que le retour de Monsieur Jacob allait, d’une façon ou d’une autre, sonner le glas de sa relation avec Tom. Elle avait vécu cette semaine sur un nuage, heureuse, sans se tourmenter à propos des lendemains incertains. Elle ne ressentait aucune tristesse, persuadée que cette aventure resterait un des meilleurs souvenirs de sa vie. Un moment charnière, un de ces tournants de l’existence qui permettent d’affronter l’avenir avec confiance, et dont, plus tard, on attise paisiblement la nostalgie, comme des braises toujours brûlantes sous les cendres de la mémoire.
– Toi et ton frère, vous ne vous étiez pas vus depuis longtemps ? chuchota-t-elle.
– Quelques… quelques années, oui, le temps passe vite !
Monsieur Jacob avait les traits creusés par la fatigue. Il ne tarda pas à gravir l’escalier qui menait au premier étage et disparut dans sa chambre. Anabel se blottit contre Tom, lui caressa la poitrine.
– Tu me conseilles toujours de partir ? demanda-t-elle.
– Oui. Et pour ne pas te mentir, moi-même, je crois que je ne vais pas m’attarder ! Je t’avais prévenue…
– Pour aller où ?
Tom ne put s’empêcher de rire. Il ferma les yeux, tendit la main vers le globe terrestre juché sur son support de bois verni, lui donna une impulsion pour le faire tournoyer et attendit qu’il achève sa rotation, l’index pointé dans le vide, à quelques millimètres de la surface. Comme une roue de loterie foraine, le globe effectua plusieurs tours sur son axe, puis se stabilisa. Le doigt de Tom ne tremblait pas.
– Alors ? demanda-t-il, les paupières toujours closes.
– En plein océan Pacifique ! constata Anabel.
– Il y a bien un archipel à proximité, non ?
– Inutile de demander dans quelle langue vous avez parlé, toi et ton frère ? Évidemment ?
– Va-t’en, Anabel, va-t’en ! murmura Tom, avec gentillesse.
Elle haussa les épaules, quitta le canapé et se dirigea vers l’escalier. Tom l’y suivit d’un bond, lui agrippa les hanches pour stopper son élan, se hissa à sa hauteur en gravissant quelques marches et, sans qu’elle se retourne, glissa les doigts sous son pull-over pour lui effleurer les seins. Elle frissonna, cambra les reins, leva les bras au-dessus de sa tête et saisit le visage de Tom entre ses mains. Il déposa un baiser sur sa nuque, lui caressa la poitrine avec plus d’insistance.
*
Le lendemain matin, la routine reprit tous ses droits. Sortant de sa chambre, Anabel descendit l’escalier et aperçut Maxime qui préparait le petit déjeuner. Monsieur Jacob ne tarda pas à les rejoindre. Anabel le mit au courant des événements survenus au magasin depuis son départ. Rien de bien bouleversant.
– L’hiver pointe déjà le bout de son nez, constata-t-il, fataliste, une tasse de café à la main, en contemplant la pluie qui dégoulinait sur les vitres. Nous allons avoir davantage de travail. Les personnes âgées sont plus fragiles. Quelques suicides, aussi, comme tous les ans. Les dépressifs supportent mal l’approche des fêtes de fin d’année.
Maxime les attendait au-dehors. Il avait mis en route le moteur de la Mercedes et répandait des pelletées de gravier sur l’allée, gorgée de boue après les pluies pénétrantes des derniers jours.
Durant le trajet jusqu’à Paris, Monsieur Jacob garda tout d’abord le silence. Il s’agitait sur le siège arrière, agacé, contrarié, tandis que Maxime se faufilait dans les embouteillages.
– Ne vous faites aucune illusion à propos de mon frère, dit-il soudain en se tournant vers Anabel. Si j’avais pu prévoir qu’il débarquerait chez moi en mon absence, je ne vous aurais pas laissée seule. Je m’en veux d’avoir commis cette erreur. Pardonnez-moi, c’est assez abrupt de vous le dire ainsi, mais il ne faut pas que vous vous fassiez du mal en croyant qu’il va s’amouracher de vous, et encore moins rester à vos côtés ! C’est sans espoir !
– Je le sais, répondit posément Anabel. Il m’a avertie.
– Il vous a parlé ? Je veux dire, il vous a expliqué qui il était ? reprit Monsieur Jacob, inquiet.
– Il m’a simplement dit qu’il était votre frère. Il y avait autre chose à avouer ?
Elle avait lancé cette dernière réplique avec un soupçon d’ironie, de défi, suffisamment appuyé pour qu’il n’échappe pas à son protecteur. Son regard croisa brièvement celui de Maxime, dans le rétroviseur, qui avait tout entendu de leur conversation, et détourna les yeux.